87 456.
Soit 85 306 années après sa disparition. Russie n'avait plus reparu depuis bien longtemps déjà, une éternité selon certains. Pour un être humain, c'était un temps très très long. Au rythme de la vie d'une Nation, ce n'était rien, seulement de la poussière. C'était ça, le temps. De la poussière qui s'écoulait devant ses yeux et qui n'arrêtait jamais sa course que pour lui dire qu'il était "has been". Le Russe faisait partie intégrante de ce que l'on nommait "les Nations disparues", les anciennes civilisations... Qui aujourd'hui connaissait même son nom ? Hormis ces vielles nations qu'il s'amusait autrefois à terroriser, personne ne s'en souvenait. Il suffisait même de voir l'évolution des pays : nombre de ceux qu'il avait connus avaient cédé quelques territoires épars qui avaient demandé leur indépendance, pour finalement se faire bouffer par eux et en venir à devoir leur céder de plus en plus du leur. Même Etats-Unis, ce grand colonisateur, y avait laissé des plumes... ou plutôt, des terres, dans le cas présent.
Tous les "vieux" avaient fini par devenir croulants, s'étaient laissé aveuglés et avaient été dupés pour être à moitié asservis. Pendant quelques millénaires, les pays d'Afrique noire avaient totalement dominé la masse, ceux-là même qu'ils appelaient autrefois les "pays émergents".
De la Russie il ne restait rien. Une partie de son territoire était passée aux mains des mongols, une autre à la Pologne, aux pays baltes, à la Finlande, au Japon et enfin à la Chine. La Corée du Nord n'avait pas eu le temps de se jeter sur les bouts de territoire adjacents, elle était encore en guerre contre son frère sudiste. Le grand pays à la splendeur passée n'existant plus, tous s'étaient jetés sur les restes avec une avidité débordante. Les forêts avaient été pillées, les bêtes acculées puis annihilées. Il n'y avait même plus en son souvenir ces espèces protégées dont on lui avait rebattu les oreilles à maintes et maintes reprises. On avait chassé le tigre de Sibérie et on l'avait abattu. Toute cette faune abondante qu'il avait côtoyée enfant n'était plus.
Puis, les chasseurs avaient été chassés. Comment conserver une terre qui ne leur appartenait pas alors qu'ils n'arrivaient pas à maintenir leur propre territoire ? C'était hilarant. Même le grand mongol se faisait chasser outremer. Ils avaient de l'eau, ils avaient des terres fertiles, et c'était tout ce qui intéressaient les "nouveaux pays". Ils les avaient appelés comme ça, les "newbies", pensant qu'ils le resteraient
ad eternam. Mais les petits finissaient par devenir grands, ils l'auraient su s'ils n'avaient pas oublié l'émergence des Etats-Unis – exemple pris tout à fait au hasard bien sûr.
La bombe atomique, qui leur causaient tant d'effroi auparavant, n'effrayait plus personne. On en trouvait quasiment dans les pochettes surprises que l'on offrait aux enfants. Ces idéaux pour lesquels des hommes s'étaient autrefois battus, ces idéaux pour lesquels des hommes avaient été torturés et étaient morts, n'avaient plus aucun sens. On parlait de liberté comme on parlait de boite d'allumettes – d'ailleurs, on ne savait même plus ce que c'était, des allumettes. On parlait de clonage comme de la dernière tendance à la mode, un homme pouvait choisir sa femme dans un rayon d'étalage et vice-versa, il suffisait d'une simple prise de sang. Les maladies qui avaient ému étaient révolues, elles avaient connu leur temps et avait disparu. Les vaccins également n'étaient plus sur le marché. Apportez donc un rhume, et vous détruiriez la planète.On pouvait se déplacer instantanément, alors on avait quasiment oublié comment écrire.
Les messages codés ? N'en parlons même plus.
Et Russie observait tout ça impassiblement et, surtout, hors de toutes ces choses stupides. En fait, même s'il avait voulu, il n'aurait pas pu en faire partie, alors mieux valait laisser faire le temps et se contenter d'être un simple "observateur". Il s'amusait comme ça. Il passait le temps, allant par ci par là, en restant toujours un peu dans l'ombre. Il vivait dans les glaces et se promenait avec le Général Winter lorsque l'envie le prenait. Il n'avait pas grand-chose d'autre à faire, et ça lui permettait d'observer comment le monde tournait sans lui.
Au début, il en aurait crevé de haine en voyant que sans lui, bah il tournait très bien le monde.
Et ça a commencé à se détériorer.
Et il a imaginé que c'était parce qu'il n'était plus là.
Alors il était content, même s'il savait pertinemment que sa disparition n'avait rien à voir avec l'état catastrophique dans lequel se trouvait le monde. Il suffisait de remarquer que tous les pays s'écroulaient pour s'en rendre compte. Enfin, tous, sauf un. Le communiste chinois avait apparemment décidé de faire la grève de la crise économique, la grève de la fin de la transmission par satellite et la grève de la chute de son modèle. Il tenait le coup, ce vieux-là.
Or, donc, en cette belle journée de l'an 87 456, Russie avait décidé d'aller rendre visite à son "vieil ami". C'était la première fois qu'il allait se présenter à un autre depuis qu'il avait disparu. Il n'avait même pas été voir ses sœurs. Il ne fallait pas, en fait, parce qu'elles auraient été malheureuses. Il leur avait dit adieu. Il ne devait pas revenir sur cet adieu.
Si l'une de ses sœurs avait été celle qui aurait découvert la réponse au message d'Aricebo, il aurait sans doute laissé tomber et aurait trouvé une autre explication, mais là, ce n'était pas le cas. Aucun chantage affectif ne pouvait l'empêcher d'aller voir ce qu'avaient bien pu répondre les extra-terrestres après tant et tant d'années. Même si ce message avait été envoyé par un lèche-cul de l'autre américain, il ne pouvait pas passer à côté de ça – IL avait envoyé le premier homme dans l'espace, il était en droit de savoir à quoi avait servi son avancée technologique. Il y avait la curiosité aussi. Il voulait connaître la réponse. Parce qu'il fallait l'avouer, lui aussi, quand il était petit, il lançait des bouteilles à la mer. Lui aussi, quand ce message avait été envoyé, il avait espéré qu'un jour, ils recevraient une réponse. Ils étaient tellement peu à s'en souvenir. Est-ce qu'au moins Porto Rico était là pour voir la réponse à son appel ?
Ivan leva les yeux pour observer les étoiles. Ils ne pouvaient conquérir le ciel. Ils pensaient certes avoir conquis la mer, mais le ciel, lui, était infini. Ils ne pouvaient le mesurer ni parcourir sa fin.
Je viens du ciel, et les étoiles entre elles, ne parlent que de toi.
Voilà qu'aujourd'hui cette phrase que l'on trouvait autrefois si belle ne voulait plus rien dire. Les enfants riaient. D'ailleurs, tout le monde l'avait oublié. Tout le monde oubliait toujours tout. Maintenant, tout était autorisé, on envoyait un homme dans l'espace comme on lançait une balle en l'air.
Russie resserra autour de son corps son long manteau blanc et glissa derrière son épaules un pan de son écharpe rouge. Il avait perdu de sa stature, les dures épreuves par lesquelles il était passées avaient terni son visage enfantin. Ses cheveux avaient pris la teinte de la neige dans laquelle il s'enfonçait jour après jour, et son visage les couleurs des poupées russes qu'il peignait avec toujours autant de minutie. Ses yeux, quant à eux, ressortaient encore plus qu'avant, la faute à ces cheveux blancs qu'il arborait. Il tenait toujours auprès de lui son tuyau habituel, orné d'un tournesol à la tige si longue qu'il avait pu l'enrouler autour dudit tuyau.
Il errait vaguement dans les rues chinoises – il était incapable de dire dans quelle ville il se trouvait – lorsqu'il aperçut plus ou moins distinctement un éclair rouge entre des bambous. Avec un air amusé, il se dirigea lentement vers le point de chute de cet objet insolite pour tomber sur le dos d'un vieux panda qu'il ne connaissait que trop bien. Silencieusement, il s'approcha de lui et se pencha par-dessus son épaule.
– Bonjourr, Chine.Il le gratifia d'un sourire et s'installa à ses côtés. Rien dans sa voix n'avait changé, comme si ces quelques 80 000 ans n'avaient en rien altéré ce qu'il était.
– Eh bien, il y a des choses qui ne changent pas... Ils en font, un rremue-ménage pourrr un trrruc tombé du ciel !Avec un rire, il tapa sur l'épaule du chinois.
Maintenant, les OVNI, c'était eux.